26/10/2009

Du sentiment d'injustice par le médiateur de l république

Le sentiment d'injustice chez nos concitoyens inquiète par son ampleur, par Jean-Paul Delevoye (le monde du 22.10.09)

 

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Selon que vous serez puissant ou misérable...", l'adage de La Fontaine est devenu le préambule de nombreuses critiques dénonçant l'injustice d'une société qui tarde à prendre conscience des inégalités entre ses membres et peine à les combler.

Je ne sais si les inégalités ont augmenté ou non ces dernières années, si notre société est objectivement plus injuste qu'hier, si ses dysfonctionnements sont plus criants qu'autrefois. Les sociologues et les économistes ne semblent pas en mesure de porter un diagnostic incontestable et je n'ai pas, en tant qu'autorité indépendante, à me prononcer sur les politiques publiques menées. En tant que médiateur de la République, je n'ai pas été confronté à une nette augmentation du nombre de réclamations en cette période de crise.


 En revanche, j'ai pu observer une douleur plus profonde chez les personnes qui me saisissent. Je souhaite aujourd'hui attirer l'attention de tous sur cette tension émotionnelle palpable. Le sentiment d'injustice chez nos concitoyens m'inquiète par son ampleur, son intensité, son mode d'expression autant que par les réactions et les actions qu'il déclenche.

Eric Maurin, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), fait l'analyse suivante : le déclassement est une réalité bien circonscrite, touchant une frange de la population. La peur du déclassement, quant à elle, touche tout le monde, notamment ceux qui ont le plus à perdre et le moins à craindre. Au travers d'expériences douloureuses, épisodiques mais dont on craint qu'elles ne deviennent régulières, ces personnes ont été confrontées aux difficultés de notre société. Pour les classes moyennes et supérieures, l'injustice était un cas de conscience autrefois : elle est aujourd'hui un triste présage. Demain, une amère réalité ?

En parallèle, les personnes les plus démunies subissent de plein fouet les conséquences de la crise économique. La violence de ces situations engendre la violence des réactions. Le recours à la violence physique et psychologique, ayant prouvé son efficacité, se systématise : séquestrer un patron est l'assurance de voir les caméras arriver, le débat porté sur la place publique, l'opinion sensibilisée, l'action publique déclenchée.

Je n'excuse pas ces actes mais souhaite qu'on s'interroge sur les motifs de cette colère : comment ces salariés peuvent-ils comprendre que leur usine ferme, leur laissant peu d'espoir de retrouver du travail dans la région et/ou dans leur domaine de compétence, pendant que les traders continuent de toucher des bonus aux montants astronomiques ? Un économiste expliquerait sûrement à raison que ces deux événements ne sont pas liés et taxerait peut-être de démagogie ce rapprochement, mais la personne qui vient d'être licenciée, qui se pose la question non pas de son confort de vie mais de sa survie et de celle de ses proches, peut-elle l'entendre ?

Face à ces injustices perçues, douloureusement subies par certains, une société demande logiquement des comptes à ses gardiens, ceux qu'elle a chargés de contrôler, réguler, réduire ces injustices. Il en ressort parfois la dangereuse impression d'une collusion entre les puissants et le pouvoir, la force et la justice.

Cette impression fragilise le pacte social qui veut que la République protège le plus faible du plus fort et assure les conditions premières du vivre ensemble. Si les membres de la société ne croient plus en leurs institutions et leurs représentants, ils envisagent alors de faire respecter eux-mêmes leurs droits ou se tournent vers d'autres aux discours séducteurs.

Lorsque je ne crois plus à la force du droit, je revendique le droit à la force. Je n'ai pas le droit de séquestrer mon patron. Oui, mais j'ai le droit de nourrir ma famille. Je n'ai pas le droit de conduire sans permis. Oui, mais j'ai le droit d'aller travailler pour gagner ma vie. L'apparition de certaines officines proposant des formations à la désobéissance civile et gangrenant certaines professions n'a rien de rassurant. Que penser alors de la crainte des responsables syndicaux et associatifs d'être bientôt dépassés par leur base ?

Je vois néanmoins en cette crise de confiance une chance que nos institutions républicaines doivent saisir pour démontrer l'efficacité et la nécessité de leur action. "Si l'Etat est trop fort, il nous oppresse, s'il est trop faible, nous périssons", disait Paul Valéry. La crise économique est passagère. La crise des comportements résulte d'évolutions sociologiques et historiques lourdes ; les solutions semblent moins évidentes à imaginer et à mettre en oeuvre. Quoi qu'il en soit, elles ne pourront faire l'impasse sur les deux points suivants.

Il faut privilégier le service du citoyen au confort du système, la défense des causes à la sauvegarde des structures. Dans une société en pleine mutation, nos institutions doivent prendre le pouls des changements et accompagner les citoyens dans la nouvelle voie qui leur est proposée ou qu'ils ont eux-mêmes tracée. Dans leur propre relation à l'administré, nos institutions doivent intégrer ces changements : passage d'une société industrielle à une société de services, d'une société rurale à une société urbaine, d'une société standardisée à une société multiculturelle et multiconfessionnelle.

Aucune politique ne peut être acceptée et appliquée telle la parole divine et infaillible : le temps de l'explication et de l'acceptation de la décision est bien plus important que le temps de la décision elle-même. Ce temps est nécessaire pour installer une véritable pédagogie des enjeux liés à la décision publique. En somme, nos institutions doivent se détacher de toute pratique que l'on pourrait qualifier de corporatiste ou protectionniste et prendre le risque de l'ouverture et de la transparence.

Nos institutions doivent ensuite conjuguer traitement massif, efficace, rationalisé des administrés et respect de l'individu. Un usager de service public est d'abord un individu qui souhaite que soient considérées son histoire et sa situation personnelles, sans être réduit à un identifiant, ou un numéro à douze chiffres. Cette société anxiogène qui privilégie parfois la violence, ne croyant plus aux vertus de la discussion, a plus que jamais besoin de dialogue. L'écoute est un facteur d'apaisement et j'encourage le développement de lieux d'écoute et d'information sur tout le territoire. Je ne forme pas ici un simple voeu pieux : j'en fais déjà l'expérience concrète chaque jour dans mon institution.

Sur 65 000 dossiers traités chaque année, 50 % consistent en des demandes d'information et d'orientation, et montrent la difficulté pour les gens de frapper à la bonne porte, de trouver l'information au bon endroit au bon moment. Au pôle Santé sécurité des soins que je viens de créer, 90 % des personnes qui me sollicitent désirent avant tout comprendre ce qui s'est passé, comment les faits se sont enchaînés jusqu'à l'accident médical. Après avoir été écoutées et renseignées, nombre d'entre elles abandonnent toute démarche contentieuse.

Le dernier exemple provient du témoignage d'un directeur de prison dans le sud de la France : depuis la mise en place de permanences de mes délégués au sein de son établissement, il a constaté une diminution de 30 % des faits de violence.

Notre société a besoin de soupapes de décompression pour endiguer cette violence physique et psychologique née du sentiment d'injustice. Nos institutions doivent veiller à ce que personne, fort ou faible, ne se sente méprisé. "Selon que vous êtes puissant ou misérable", la République vous doit un égal respect.


Jean-Paul Delevoye est médiateur de la République.

 

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