Jean louis nadal pour un procureur de la nation
Jean-Louis Nadal, procureur général près la Cour de cassation
Vendredi 16 juin 2011
Il n'y a plus de justice digne de ce nom là où le pouvoir règne en maître, y compris sur les juges. Pour autant, quel gouvernement, même démocratique, ne sera pas tenté de voir en la justice un facteur de contrariété quand ses décisions ne concordent pas avec les projets du moment ? C'est dire, au risque de proférer une banalité, que le pouvoir… est le pouvoir, tandis que la justice est un contre-pouvoir.
A l'époque où je suis entré dans la magistrature, la laisse était courte pour le parquet, sans que le pouvoir eût à la tirer en permanence, car ce qui pourrait être appelé la soumission allait de soi. Peut-on parler vraiment de soumission ? Il s'agissait d'une communauté de vues: le gouvernement souhaitait mettre en œuvre une répression aussi efficace que possible et les parquets étaient d'avis que cette répression se justifiait.
Les années 1980 et 1990 ont cependant été marquées par une nette évolution, politique et judiciaire. Une évolution politique, d'abord, par laquelle le gouvernement a pris des mesures d'une haute importance pour replacer l'institution judiciaire dans un contexte plus démocratique et civique. Le mérite en revient pour l'essentiel à Robert Badinter : suppression de la peine de mort, suppression de la Cour de sûreté de l'Etat, introduction du droit de recours direct auprès de la Cour de Strasbourg.
Sont ensuite survenues, dans le courant des années 1990, les affaires dites politico-financières. Dans ces dossiers, le pouvoir politique ne pouvait que se trouver en grande difficulté dès lors qu'il était en position de donner des instructions susceptibles de concerner des amis ou des adversaires. Il était dans un cas soupçonné de favoritisme et dans l'autre de partialité. Ces affaires ont été pour les juges et les procureurs l'occasion d'une affirmation forte de l'indépendance de la justice par rapport au pouvoir politique et l'on a pu parler à ce moment du pouvoir des juges, sinon du pouvoir judiciaire.
Nous pouvions donc penser que le curseur entre pouvoir et justice avait glissé vers la justice. C'est assez naturellement que le gouvernement, instruit par ce qu'il avait observé sur les affaires politico-financières, a pris pour principe en 1997 de ne pas intervenir dans les affaires individuelles, mais de procéder par instructions de politique générale. Je ne crois pas que cette période ait été la pire pour la justice.
Mais ce n'était pas suffisant pour conduire à l'émergence d'un véritable pouvoir judiciaire. Et la suite a montré que tous les éléments permettant au curseur de revenir vers le politique se sont mis en place. La justice a été jetée dans le débat politique dès les élections de 2002. L'exploitation du thème de l'insécurité – la dénonciation du prétendu laxisme des juges, les contradictions dans lesquelles on poussait la population en la prenant à témoin du malheur des prisons tout en reprochant aux juges de ne pas assez les remplir – a été dévastatrice. Avec le cliché des juges laxistes, alors même que les prisons étaient pleines, est venue l'exploitation des faits divers. Ainsi a été non pas posée mais dévoyée la question par ailleurs légitime de la responsabilité des juges.
D'autres moyens existent de s'assurer une maîtrise du cours de la justice. L'utilisation du principe hiérarchique qui pèse sur les procureurs en fait bien sûr partie. Il est à cet égard problématique que les nominations et la progression des carrières soient entre les mains de l'exécutif. Je crois pourtant, si l'on regarde non pas les quelques années qui viennent de s'écouler mais une longue période, que nous sommes entrés dans ce moment de l'histoire où l'autorité judiciaire est en passe de se muer en pouvoir judiciaire. Cette transition repose sur trois moteurs.
Le premier est peut-être encore hoquetant, mais il tourne, c'est la volonté d'émancipation non seulement des juges mais aussi des parquets, qui, même si l'on peut déplorer des incidents isolés bien qu'emblématiques, sont attachés à leur statut de garants des libertés individuelles. Le deuxième de ces moteurs est appelé à prendre plus d'ampleur et nous vient de la construction européenne: il est à bien des égards dépassé de s'interroger sur les rapports de la justice et de l'exécutif quand ils sont dominés par un élément supérieur et extérieur, venant de Luxembourg et de Strasbourg.
Le troisième moteur est le contrôle de premier niveau de la constitutionnalité des lois maintenant reconnu aux juridictions avec le mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité: les lignes ont ici bougé, qui séparent l'exécutif, le législatif et le judiciaire, et cela ne s'est pas fait en défaveur du judiciaire.
Comment, alors, mieux affirmer ce pouvoir judiciaire naissant? La politique des moyens, par laquelle il est facile de porter atteinte à l'administration de la justice, doit être revue. Concernant le parquet, je suis convaincu qu'il ne pourra survivre que s'il coupe ce que l'on a appelé le cordon le reliant à l'exécutif, qu'il s'agisse des nominations ou de l'activité judiciaire qui ne doit plus relever, pour la gestion des affaires individuelles, du contrôle politique.
Le moment semble aussi venu de s'interroger sur l'instauration d'un procureur général de la nation, qui aurait, lui, autorité sur les parquets, mais qui serait déconnecté de l'échelon politique. Le traité de Lisbonne, en prévoyant la création d'un ministère public européen, nous invite à cette réorganisation de nos institutions en interne, afin qu'à cette autorité judiciaire supranationale réponde une autorité judiciaire unique sur le plan national.
Ainsi émergera ce véritable pouvoir judiciaire, dont certains diront qu'il est la version juridique de l'enfer et que d'autres considèrent comme une évolution normale dans une démocratie avancée, c'est-à-dire un Etat de droit, où s'exerce bien sûr le pouvoir, mais où les droits des individus doivent aussi être protégés par des contre-pouvoirs, parmi lesquels la justice est un élément central. C'est pourquoi je crois possible de dire que, oui, il existe un pouvoir de la justice bien plus qu'une justice du pouvoir. C'est à mes yeux un signe de santé pour une démocratie.
Jean-Louis Nadal, procureur général près la Cour de cassation
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